Misère de la pensée opératoire.
…Ou pire : des interprètes en quête de sens.
Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,
Guérisseur familier des angoisses humaines,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!
Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,
Enseignes par l’amour le goût du Paradis,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!
Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os
De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!
Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre,
Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!
Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,
Sur le front du Crésus impitoyable et vil,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!
Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs
Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
De l’Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence!
Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science,
Près de toi se repose, à l’heure où sur ton front
Comme un Temple nouveau ses rameaux s’épandront!
Baudelaire, (Extraits) Les litanies de Satan, Les fleurs du mal, 1857
Poème publié dans le chapitre Révolte, des Fleurs du mal, et censuré à l’époque, Baudelaire dans ces « Litanies » détourne de manière subversive et blasphématoire, la liturgie, c’est-à-dire la prière officielle, le culte rendu à Dieu seul. Tenter de penser la misère pour le psychanalyste est souvent un challenge singulier compte–tenu de sa praxis. Il élaborera un cadre sur mesure pour s’adapter aux conditions financières de ses patients. Chacun de nous imagine des dispositifs qui, nous le croyons, permettront à ces hommes et ces femmes, à ces enfants, ces adolescents « dans la misère » d’accéder à un espace de parole dans le champ psychanalytique.
Crises financières, catastrophes naturelles et politiques publiques inefficaces risquent de faire croître la pauvreté dans le monde alors que plus de 2,2 milliards d’hommes et de femmes, soit près d’un tiers de l’humanité, sont déjà concernés ou sont en passe de l’être.
C’est ce dont s’alarme le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dans son rapport 2014 rendu public jeudi 24 juillet, citant notamment le prix des denrées alimentaires et les conflits violents comme autres sources aggravantes de la pauvreté.
Le capitalisme : c’est l’épuisement à court terme des eco-systèmes. Le burnout en serait l’une de ses conséquences psychiques suite à l’épuisement à court terme de l’esprit humain par un détournement de ses sources de vie.
Depuis la naissance des Centre médico-psychologiques, des dispensaires, nous avons été nombreux, et nous le sommes encore aujourd’hui, à créer des espaces ouverts aux différents maux de nos contemporains.
Ce faisant, incidemment, qu’en est-il de notre propre subjectivité devant le signifiant « misère » ? Que serait l’envers de la misère ? La misère existe-t-elle dans l’inconscient ? Quand débute la misère ? La misère peut-elle se chiffrer, se numériser, se dénombrer ? Si elle l’est, mesurée, dans la Cité, par de nombreuses élucubrations souvent douteuses ou équivoques, quelles sont les conséquences de ces statistiques ?
Ce travail d’élaboration m’a toujours semblé éloigné d’une mise au travail d’une pensée sur la misère qui permettrait d’échafauder un : penser la misère ou penser la représentation de la misère qui est subjective. Quand le psychanalyste n’est plus en odeur de sainteté, tenterait-il un retour par le champ de la misère ? L’écoute de la misère serait-elle pavée de bonnes intentions ? Non ! Prendre appui sur la misère et la vulnérabilité pour asseoir sa jouissance n’est pas la profession de Foi du psychanalyste.
Se faire l’avocat du diable…Peut-être, mais je me sens définitivement plus proche des poètes et des saltimbanques que des techniciens du psychisme. Est-ce leur musique, leur côté rebelle, insoumis… ? Je pense aux films d’Emir Kusturika , aux sonorités tonitruantes, enjouées de la musique tzigane…Ceux que l’on rassemble aujourd’hui sous la dénomination de ROMS dans des camps de rétention, que l’on rassemblait hier dans les camps de concentration. Je cite Kusturica en écrivant : « Quand tu ne peux pas régler un problème par de l’argent, tu peux toujours le régler avec encore plus d’argent ».
Quel regard, quelle attention subjective posera le psychanalyste sur ces situations toutes singulières d’hommes et de femmes qui ne nous sont pas tant étrangères ? Le grand homme, sorti en France en août 2014, traite de l’histoire d’un enfant concerné par l’immigration tchéchène fuyant la guerre et l’oppression. Il s’agit bien de l’histoire d’un enfant, prise dans l’histoire de son pays, mais c’est aussi l’histoire d’un garçon à la recherche de son identité dans ce moment sensible de l’entrée dans l’adolescence. La misère ne peut-elle pas agir comme un leurre, un éblouissement de la pensée qui empêcherait toute élaboration ? Comme l’écrivait Voltaire : « L’ignorance est la gardienne des États bien policés. »
Que serait la pensée sur la misère sans les catégories du Symbolique de l’Imaginaire et du Réel ?
Le signifiant misère se conjugue-t-il, se juxtapose-t-il, se dilue-t-il dans les champs lexicaux de la pauvreté, du dénuement, de l’indigence, de la privation, de la personne démunie ou dépouillée de l’essentiel, de la diminution de l’être, de la personne nécessiteuse ?
Quand les êtres les plus défavorisés grossissent nos rangs. Quand misère rime avec les termes d’Infirmité et d’handicap. Quelle angoisse ? Et si c’était transmissible comme une maladie vénérienne, voire génétique.
J’en veux pour preuve le très sérieux rapport du Sénat signé par M. vaugrenard, en date du 19.02.2014 qui édicte, en des termes absolus de vérité, en première page : « Plus grave encore, force est de constater aujourd’hui une hérédité de la pauvreté, qui se transmet de génération en génération et qui n’est pas acceptable. Comment enrayer ce cycle dramatique ? » Termes repris par des journalistes…Devons-nous partager, quid de notre expérience, ce sentiment d’impuissance particulièrement déprimant ? …Ou pire. La misère psychique ne toucherait-elle que les pauvres ? Les pauvres seraient-ils pré-déterminés à la misère psychique ? Bien sûr que non.

Donc le signifiant, en quelque sorte dit et, dans le même temps du même acte évoque autre chose que ce qu’il dit.
Le signifiant, quand il s’énonce produit aussi, lui-même, son au-delà de signifiant. Le signifiant désigne dans la langue une multitude d’effets de signifié.
A chaque énonciation du signifiant, quel est son effet ?
L’acte psychanalytique, si l’inconscient c’est la politique comme nous le rappelle Lacan, l’acte psychanalytique ne peut-il pas être entendu comme acte politique ?
Avec la recherche incessante du plus-de-jouir, nous aboutirions à l’apparition de la pauvreté modernisée, une condition toute nouvelle créée par la prolifération de ces besoins induits, accompagnée de l’impossibilité pour la plupart des humains de les satisfaire ; une condition directement liée à un système productif à deux faces qui produirait, pour la première fois, aussi bien l’abondance que la misère, soumettant la grande majorité de ses victimes à une version moderne du supplice de Tantale.
« Une des dimensions les plus effrayantes de cette économie est que, dans la pratique, elle a conduit tout le monde sans exception, à participer, directement ou indirectement, à la production de nouvelles formes de misère. »
Il est indéniable que ces formes de misère agissent sur l’état d’angoisse d’une famille, d’un parent, et qu’un enfant dès sa naissance y sera particulièrement confronté. Je fais référence au texte de Winnicott : l’observation des jeunes enfants dans une situation établie.
Pour les psychanalystes argentins, les actes psychanalytiques ne furent-ils pas la fondation de l’Association psychanalytique en 1943, avec Marie Langer, une femme!, à sa tête. Pichon-Rivière portant la psychanalyse à l’asile d’aliénés en 1949. Ce fut l’ouverture du Service de psychopathologie de la polyclinique de Lanús – un service psychanalytique dans un hôpital non spécialisé- en 1956. Ce fut le groupe Plataforma de 1971, ce fut la psychanalyse en exil, ce furent les équipes d’appui des Mères et Grand Mères de la Plaza de Mayo.
Je garde en tête une phrase de Juan Carlos Volnovich concernant l’Argentine : (02/2002)
« Deux possibilités : ou la psychanalyse accompagne avec sa décadence la décadence politique, économique et sociale de l’Argentine (ce qui signifierait : en ajouter à la misère matérielle la misère intellectuelle et symbolique), ou la psychanalyse et les psychanalystes envisagent les circonstances actuelles comme un défi pour pouvoir penser la crise et aider à saisir et à assimiler le trauma social. »
Et si la misère qui nous intéressait était celle de la perte du sens ? Une forme d’alexithymie qui traverse l’ensemble du corps social ?
Actuellement la conception de la genèse de l’alexithymie repose sur les effets de la « mère morte » (A. Green) : une blessure narcissique de la mère entraine la fin de la période heureuse entre elle et le nourrisson ; à ce moment la perte d’amour équivaut à la perte de sens. Ce désinvestissement de la mère déprimée a pour conséquence la constitution d’un trou dans la relation d’objet. On ne peut dissocier, selon moi, l’alexithymie et la pensée opératoire de Marty et de M’Uzan. « La pensée opératoire concernerait un sujet exposant ses troubles comme autant de faits isolés, n’ayant apparemment aucune portée relationnelle. Le patient n’attend aucune relation affective ni de sa part, ni de celle de son thérapeute. Il use d’une « relation blanche », constamment, pour ne pas dire exclusivement tout au long de son existence. »
Un exemple en serait les effets d’une école samaritaine prêchant le comportementalisme à cent lieues des problématiques enfantines. On ne cesse de sortir des études qui assimilent les difficultés des élèves, le décrochage scolaire et les familles défavorisées.
Lacan nous avait mis sur la piste au sujet du déterminisme : « L’essence de ce que nous avançons comme témoignage de notre expérience, c’est que les évènements y ont des conséquences. […] La notion même de conséquence telle que nous pouvons l’appréhender, pour autant qu’on nous apprend à réfléchir, est liée à des fonctions de suite logique. […] Nous dirons plutôt, en ce qui concerne la loi de transmission du choc, à savoir effet d’action et de réaction, que tout cela tirera à conséquence à partir du moment où il y aura à en parler. En d’autres termes, ce qui tire à conséquence dans l’expérience analytique, analysable, ne se présente en effet, pas du tout au niveau d’effets qui se conçoivent d’une fonction dynamique mais au niveau d’effets qui implique qu’il est posé question à un niveau qui est repérable comme celui des conséquences langagières.» Il ajoute, comme pour enfoncer le fer dans la plaie : « C’est parce qu’un sujet n’a pas du tout, d’aucune façon, pu articuler quelque chose de premier, que son effort ultérieur pour lui donner, je ne dirai pas signification, sens, mais articulation au sens proprement où cette articulation est faite dans rien d’autre qu’une séquence signifiante. » Particulièrement éclairant pour le sujet qui nous occupe aujourd’hui.
« Rejeté à la marge de la société, l’exclu subsiste grâce à la charité publique. Il déploie des stratégies de survie. Ce phénomène est-il réversible ? C’est une question. Peut-on l’endiguer ? Peut-on intervenir avant que cette rupture, ce lâchage complet avec le social ne s’accomplisse ? » questionne la psychanalyste Laura Sokolowski . Nous sommes sollicités aujourd’hui par des patients qui téléphonent en demandant : « Vous acceptez la CMU ? » La CMU : un traceur ou un marqueur de pauvreté, une prise en charge de la pauvreté dans la cité : la couverture maladie universelle. De nombreux médecins n’acceptent plus ces patients. Tout comme pour moi, l’écoute d’un patient s’appuie sur une éthique de l’acte psychanalytique, elle ne repose pas sur une différenciation liée à la richesse ou la pauvreté. Bien au contraire, un patient ne paie-t-il pas déjà considérablement lorsqu’il doit prendre une heure de son temps pour aller à sa séance, pour quitter sa famille, payer son métro, son essence ?
Adapter mes honoraires consiste à ne pas faire de l’espace de mon cabinet un ghetto de riche.
L’expérience ne nous montre-t-elle pas que le désir d’entamer une cure psychanalytique n’est pas moins fort chez le nécessiteux, car, à savoir, de qui ou de quoi est-il nécessiteux ? On connaît aussi particulièrement les avatars de l’argent en lien avec la névrose obsessionnelle.
Ce n’est pas le sujet qui serait sous-développé, Lacan écrit : « La clé des différents problèmes qui vont se proposer à nous, ce n’est pas de nous mettre au niveau de cet effet de l’articulation capitaliste que j’ai laissée à ne vous donner que sa racine dans le discours du maître. Il faut voir ce que nous pouvons tirer de ce que j’appellerai une logique sous-développée. »
Claude Breuillot, Cartel psychanalyse dans la Cité, Analyse Freudienne, Paris 2014
http://www.senat.fr/notice-rapport/2013/r13-388-notice.html
Wilkinson, R. Epidémiologiste, http://rue89.nouvelobs.com/2013/10/20/richard-wilkinson-les-inegalites-nuisent-a-tous-y-compris-plus-aises-246731
Milner, J.C. Clartés de tout, Editions Verdier, 2011
Rahnema, M. Ancien diplomate iranien,
http://www.actes-sud.fr/catalogue/essais-etudes-et-analyses/quand-la-misere-chasse-la-pauvrete
Winnicott, D. De la pédiatrie à la psychanalyse, Sciences de l’homme Payot, page 37
http://1libertaire.free.fr/volnovitch.html
Marty, De M’Uzan, La pensée opératoire, XXIII ème congrès des psychanalystes de langue romane, RFP, 1963, http://files.chuv.ch/internet-docs/dpc/formation/dpc_pdfcepuspp_an5no11a_saraga-3.pdf
http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/leleve/Pages/2014/151_1.aspx
Lacan, J. « L’acte psychanalytique.», leçon du 27 mars 1968, ALI, page 258
Sokolowski, L. Membre de l’ECF, http://www.causefreudienne.net/etudier/essential/une-pragmatique-de-la-desinsertion-en psychanalyse.html?symfony=e699d0302437ea3078ae96660b582d60
Lacan. J. « D’un discours qui ne serait pas du semblant. », Séance du 20.01.1971, Pages 37,50,51